CHAPITRE XI
La Sécurité, en fait, détenait le pouvoir suprême sur la Terre et elle ne différait guère des tyrannies antérieures. Ses dirigeants étaient sincèrement convaincus que leur présence était indispensable pour que l’homme pût continuer d’exister. Cette conviction reposait sur des raisons à peine plus valables que les croyances analogues des dictatures et des empires du temps passé. Les hommes avaient atteint un stade de progrès technique qui pourrait les amener à se détruire et un organisme comme la Sécurité était, jusqu’à un certain point, nécessaire. Tant qu’elle était une entité purement internationale et n’opérait guère au niveau national, elle constituait sans doute une bénédiction sans mélange. Elle avait certainement empêché une seconde guerre atomique et avait, assurément, maintenu sur une petite échelle les essais d’armes biologiques.
Plus tard, même, elle avait été extrêmement utile. Il n’aurait pas été prudent de permettre aux étudiants des hautes écoles d’étudier les principes de la détonation atomique inductive. Le sel de table ordinaire contient un isotope dont on peut obtenir la fission, et des adolescents qui joueraient avec l’énergie atomique pourraient être plus dangereux encore que ceux qui possédaient des voitures de course et des avions de sport. Il était même nécessaire que les détraqués et les escrocs n’eussent pas la possibilité de trouver dans n’importe quelle bibliothèque publique les renseignements qui leur indiqueraient ce qu’un individu isolé peut réaliser en fait de dommages, avec un minimum d’équipement et une information adéquate. Quand la Sécurité intervenait dans de telles circonstances, il n’y avait pas trop à redire. Mais il y a une limite à la suppression de la connaissance. Or, la Sécurité n’admettait plus de limites. Cependant, il faut savoir prendre des risques si l’on veut progresser. Quand la Sécurité, étendant plus loin son autorité, avait interdit toute expérience dangereuse, ses agents avaient conclu automatiquement que tout ce qui pouvait être dangereux devait être défendu et que toute expérience dont le résultat n’était pas certain pouvait être dangereuse. Les voyages interplanétaires n’avaient pu se développer parce que tout vol téléguidé qui n’était pas à sens unique offrait le danger de rapporter des micro-organismes étrangers peut-être mortels. La microbiologie était devenue simplement l’art de cataloguer les observations car, dans les cultures de bactéries, il se produisait parfois des mutations.
La médecine expérimentale était maintenant une science pure, sans application à la vie et à la personne humaines. Toute recherche qui impliquait une fission nucléaire avait été interdite et la physique, frustrée, se trouvait bloquée. L’électronique même était suspecte. Quand Jim Hunt osa pousser une incursion dans les bases physiques de la conscience, les périls qu’offrait cette branche amenèrent la Sécurité à sévir contre lui avec rapidité et fermeté.
On ne pouvait discuter le motif officiel des décisions de cet organisme, puisque ce motif était la sécurité de la race. Nul, en dehors du Service, n’avait la permission d’étudier suffisamment pour rivaliser avec les méthodes officielles. Le monde, dans l’ensemble, tendait à s’installer dans une stagnation confortable et vouait à la Sécurité la gratitude qui lui était due pour avoir permis à la vie de continuer. La plupart des gens, placidement, se confiaient à la protection qu’on ne leur permettait pas d’écarter.
C’était un état idéal pour ce que projetaient les Choses. En leur qualité de parasites, celles-ci n’étaient pas très intelligentes, du moins en comparaison avec l’homme. Les Choses n’avaient pas du tout le don de création, mais elles manifestaient une aptitude spéciale bien développée, celle d’implanter les pensées voulues dans la conscience d’autres organismes. C’était tout. Ce pouvoir étrange assurait leur survivance, de même que le faible volume des poux et leur habileté à se cacher leur est très utile. Les Choses se développaient parce qu’elles pouvaient amener d’autres créatures à désirer les servir au lieu de chercher à les tuer. Elles étaient douées d’une finesse considérable, et d’une grande habileté pour apprendre tout ce qui concernait leurs hôtes ou victimes. Cependant, malgré leurs succès, elles étaient en réalité plutôt stupides.
Elles n’avaient exactement qu’un désir : se trouver au chaud, bien à l’aise, et pouvoir se gorger. Cet heureux état exigeait l’asservissement d’autres créatures suffisamment intelligentes pour procurer chaleur, confort et nourriture. En somme, les Choses n’avaient qu’une technique : l’union de leur pouvoir de transmission. Plusieurs se concentraient en même temps sur l’individu dont elles désiraient faire leur proie. Mais leur ruse, c’était de se servir du cerveau de leurs esclaves pour y puiser des idées pouvant augmenter leur propre emprise.
Lorsque le désir de servir les Choses devenait chez les victimes une passion aussi sincère et aussi ardente que le patriotisme, celles-ci se mettaient joyeusement à réduire en esclavage leurs compatriotes. Elles complotaient dans ce but. Elles établissaient des plans. Elles imaginaient des campagnes bien étudiées et à longue portée pour y parvenir. Et elles n’avaient aucun scrupule, car tous ceux qui étaient soumis aux Choses étaient très heureux. Cela se voyait à leur visage.
Toutefois, un homme qui se trouve en état d’exaltation intérieure n’est pas un très bon ouvrier et ses perceptions perdent de leur finesse parce qu’il est égaré par trop de satisfaction. Il y avait aussi, chez les esclaves des Choses, des moments où ils se trouvaient dans un état terrible de faiblesse à cause des prélèvements que les monstres opéraient sur leur force vitale. C’est pourquoi, dans les contrées où les Choses avaient la direction, il y avait un léger ralentissement ; la civilisation semblait fléchir un peu, prélude à une descente calme et béate dans un état de barbarie. (Évidemment, quand l’idéal le plus élevé d’une vie est de servir des Choses qui désirent seulement être au chaud, s’étendre moelleusement et se nourrir avec voracité, il n’y a aucune raison de lutter pour d’autres fins !…)
Jim Hunt n’était pas encore réduit à la condition d’esclave. Sa liberté était la seule chose que les Petits Amis avaient à craindre et à peu près le seul espoir qui restait aux hommes encore libres de le demeurer.
Longtemps après la tombée de la nuit, Jim errait encore par les rues de la cité et se triturait le cerveau pour trouver un plan d’action réalisable. À tout moment, la chasse à mort pouvait recommencer contre lui. L’homme inconscient qu’il avait ramené à Clearfield avait été incarcéré à sa place mais si le père de Sally le voyait, ou si on ordonnait à un médecin de soigner le prisonnier pour qu’il reprît conscience… Un docteur esclave verrait les minuscules cicatrices, les récentes blessures, ce qui prouverait que l’homme au casque de fer avait été un esclave dûment asservi et ne pouvait être Jim. La numération des globules du sang montrerait une faiblesse qui était au-delà de l’épuisement et en indiquerait la cause. À moins que l’homme ne fût exécuté sur-le-champ, on découvrirait, c’était inévitable, qu’il était un imposteur involontaire.
Ce fait établi, on devinerait que c’était Jim lui-même qui l’avait amené. Et que ce Jim s’était tranquillement mêlé à ceux qui, à ce moment-là, cessaient la chasse ; et qu’il avait été transporté loin du danger, lorsque les gens convoqués étaient retournés chez eux ; et il y avait son appel au poste local de la Sécurité. Cet appel avait paru à Jim une ruse sans risques. Quelqu’un aurait pu le faire en toute innocence. Mais aucun homme sans reproche n’aurait fui à une telle vitesse quand l’officier de la Sécurité, dans le visiphone, avait appuyé sur le bouton d’urgence. Pour soupçonner que le bouton indiquerait l’endroit d’où émanait l’appel et y déclencherait instantanément un barrage de police, il fallait avoir mauvaise conscience.
Jim se trouvait donc certainement plus en danger que jamais. Si le faux assassin avait été identifié, on pouvait parier à cent contre un que Jim, dans la ville où il se trouvait, était déjà pris en chasse. Les forces de police s’y trouvaient sous le contrôle des Choses et il y avait un moyen infaillible de reconnaître le fugitif : il portait un casque de fil de fer. Il y avait sans doute déjà un barrage autour de la ville. Aucun homme n’en sortirait en véhicule, au sol ni dans les airs, sans au moins enlever son chapeau et, sans doute, sans subir un examen encore plus détaillé. Les policiers, prévoyant que Jim allait tenter de s’éloigner rapidement, s’organiseraient pour le prendre au piège.
Il ne pouvait rester dans la ville sans enlever son chapeau. Au matin, on ordonnerait à tous les hommes d’enlever leur chapeau, et cela dans tous les véhicules publics, dans tous les magasins, dans les cafés et les bureaux. C’était d’une simplicité absurde ! Si la police annonçait que le meurtrier qui avait commis dans les montagnes un crime, d’une violence insensée était maintenant dans la ville, la population tout entière le traquerait. Si on faisait savoir qu’il portait sur la tête un casque de fil de fer, signe de sa folie, les enfants eux-mêmes provoqueraient tout homme qui garderait la tête couverte.
Si simple ! Les gens qui étaient asservis s’empareraient de lui dans une frénésie de haine. Ceux qui étaient encore libres reculeraient d’horreur devant le casque de fil de fer qui proclamait sa démence. Et s’il essayait de s’expliquer ? De raconter l’existence de petites Choses rondes et nues, d’une voracité horrible, pelotonnées dans de doux nids chauds, et qui étaient servies par des hommes esclaves d’une loyauté passionnée ? Personne ne croirait cette histoire. On aurait peur de lui. Radios, journaux et rapports publics le feraient rechercher partout. Partout ! Dans dix heures, il n’y aurait pas une ville du continent où il pourrait être en sécurité et se faire écouter !
Aucune issue. Même les quelques amis de Jim le croiraient fou. Les récits du meurtre dont on l’accusait les en persuaderaient ! Cette accusation de meurtre, et ce casque de fil de fer qui lui était nécessaire, faisaient de lui un criminel dont l’esprit était dérangé et que personne sur terre n’écouterait. Logiquement, on le croirait même devenu fou à cause des expériences auxquelles il se livrait, ce qui démontrerait la sagesse dont avait fait preuve la Sécurité en les interdisant.
Cependant, au cours de ce raisonnement sans espoir, Jim fit une découverte. Jusque-là, il avait cru seulement aux dangers dont l’existence était évidente ; maintenant, soudain, il voyait plus loin. Pour la première fois, il prévoyait des troubles pour l’avenir.
« … On croit qu’il est peut-être dans cette ville. Sans vouloir alarmer le public, la police fait savoir que tout homme coiffé d’un casque de fil de fer pourrait être un maniaque homicide susceptible de commettre un meurtre à n’importe quel instant, sans provocation. On conseille… »
— Là, le visage du speaker arbora un sourire rassurant – « … à tous les hommes de la cité de sortir demain sans chapeau, et à tous les citoyens de se méfier des individus qui s’approcheraient d’eux la tête couverte. En s’écartant de tout homme qui pourrait porter un casque de fil de fer, personne n’aura rien à craindre… »
L’impression paralysante qu’il n’y avait vraiment rien à faire n’en fut même pas augmentée chez Jim. Le seul moyen de convaincre quelqu’un qui ne serait pas encore asservi, réfléchit-il avec une immense amertume, serait de lui montrer…
Puis il s’arrêta net, là, dans la rue pleine d’ombre où de grands immeubles sombres se dressaient de tous côtés. Son visage était barbu et il avait l’aspect minable dans ces vêtements qui n’étaient pas à sa taille. Il avait été condamné à la prison perpétuelle, s’était évadé, et il était maintenant un animal traqué. Tous ceux qui le verraient le lendemain se mettraient à crier dès qu’il approcherait d’eux, le chapeau sur la tête.
Tout à coup, le visage de Jim Hunt perdit son expression de désespoir ; ses traits se contractèrent, se durcirent… Un instant plus tard, il se remettait en marche, mais ses yeux, maintenant, erraient pour chercher ce qu’il savait lui être nécessaire.
Une heure plus tard, il descendait d’un pas indolent une rue très étroite du quartier le plus ancien et le plus sale de la ville. Les boutiques, là, étaient pauvres, et les marchandises de basse qualité.
Jim passa une fois devant un certain magasin, d’un pas très vif. Il y revint ensuite avec l’allure apathique d’un individu dont la Chose est très vorace. La troisième fois, il se glissa dans le vestibule, brisa le panneau le plus étroit de la vitre du magasin. Il y a une méthode pour y arriver sans bruit, que Jim employa. Quelques secondes plus tard, il se trouvait à l’intérieur et dévalisait fiévreusement l’endroit.
Il sortit par la fenêtre avec un lourd sac entre les mains. Ce sac contenait un butin qui aurait pu être mis en vente : bourses, sacs à main, fichus de soie, etc… Il contenait aussi une tête de cire de vitrine sur laquelle on plaçait des chapeaux d’hommes pour montrer combien ils étaient seyants. Et Jim emportait également un lot de ciseaux assortis. Un voleur de métier aurait gagné de l’argent avec ce butin. Mais Jim le porta trois immeubles plus loin et tourna dans une allée. Il s’accroupit dans un enfoncement, entre deux bâtiments. Il avait remarqué cet endroit ; là se trouvait un grillage d’égout collecteur. Jim lança soigneusement tout son butin, pièce par pièce, dans l’ouverture. Il y lança aussi le sac. Puis il écrasa la tête de cire et en jeta jusqu’aux moindres miettes.
Le vol des marchandises pourrait empêcher de remarquer celui de la tête de cire. Jim avait poussé les autres têtes, d’ailleurs, pour dissimuler la disparition de l’une d’entre elles. Absorbé par la perte de ses marchandises, le propriétaire du magasin pourrait, pendant des jours et des semaines, ne pas remarquer qu’un mannequin manquait dans la vitrine.
Une heure plus tard, le visage fardé au moyen d’une poussière blanche qu’il avait obtenue en frottant ses mains sur un mur passé à la chaux, Jim Hunt traversait en titubant une place où se trouvait un terminus d’autobus. Un des véhicules faisait justement chauffer son moteur et se préparait à partir sur une route qui passait par Clearfield. Jim y monta en trébuchant de fatigue. Il était le seul passager. Il paya le prix de son trajet. Le conducteur lui dit, bref : « Chapeau ! » en montrant, à l’intérieur de la voiture, un nouvel écriteau : « Les hommes doivent tous enlever leur chapeau. »
Jim, d’un geste maladroit, enleva le sien. Il ne portait pas de casque de fer, c’était visible. Il avait les traits tirés, gris, et paraissait épuisé. À pas traînants, il alla tout à l’arrière du bus et se laissa tomber sur un siège.
Un instant plus tard, l’autobus se mettait en route. Il y avait deux autres passagers qui étaient montés à la dernière minute. Le véhicule roula le long des rues de la ville. À la sortie de la cité, il fut arrêté par un policier. Le conducteur répondit brièvement à l’homme en uniforme qui scrutait l’intérieur. L’homme jeta un coup d’œil aux passagers : une grosse femme, un homme chauve et Jim, à l’arrière, qui paraissait comateux de fatigue. Le policier fut satisfait. Le bus continua et sortit de la ville.
Jim paraissait toujours à moitié mort de fatigue. En réalité, il n’arrivait pas à croire à son évasion. Une perruque de mannequin, attachée à son casque de fer et arrangée pour qu’elle se mêlât à ses cheveux, c’était la seule ruse possible. Et elle avait parfaitement réussi ! De plus, ceux qui cherchaient le fugitif penseraient certainement qu’il ne retournerait à aucun prix, s’il trouvait le moyen de quitter la cité, dans la région où il avait été pourchassé avec tant de férocité.
Mais le point de vue était différent. Et c’était dans cette région qu’il voulait se rendre, justement. Partout au monde, son histoire de monstres passerait pour une divagation de fou. Maintenant qu’il avait été accusé de meurtre, la Sécurité elle-même croirait qu’il avait perdu la raison. À moins que la Sécurité ne fût contrôlée par les Choses, il n’y avait pour Jim qu’une ligne de conduite possible. Il lui fallait capturer une Chose et l’emporter là où il pourrait persuader des hommes libres qu’ils devaient examiner la monstrueuse créature et comprendre la signification de son existence…